Les décideurs ivoiriens se sont lancés dans un exercice d’équilibrisme qui n’est pas sans risques pour les relations qu’ils entretiennent avec leur partenaire historique. Ils veulent établir un axe de coopération stratégique avec la Chine, en passe de devenir la deuxième puissance mondiale, tout en réaffirmant les liens économiques et politiques avec la France, qui n’a pas ménagé ses efforts pour aider Abidjan à retrouver sa crédibilité sur la scène internationale. Au lendemain de la signature de l’accord sur l’allègement et le rééchelonnement de la dette du pays à l’égard du Club de Paris, le 15 mai, une quarantaine de responsables d’entreprises publiques ivoiriennes se sont envolés pour Shanghai afin de participer au 2e Forum de promotion des matières premières et de l’industrialisation de la Côte d’Ivoire, qui s’est tenu du 18 au 22 mai. Accompagnée par Raymond Sibailly, conseiller spécial pour les investissements du président Gbagbo, la délégation se composait des dirigeants du Port autonome d’Abidjan (PAA), de la Petroci (hydrocarbures), de la Sodemi (mines) et des sociétés d’État du domaine énergétique (Gestoci, Sopie, Anare, SMB…).

Dans leurs bagages, les plans d’investissement stratégiques qu’ils ont dévoilés à leurs homologues des grandes entreprises publiques chinoises comme la Sinopec (pétrole), Synohydro et CGGC (grands travaux). Sur place, le cabinet PKD Conseil de Me Pierre Koffi Djemis et les services de l’ambassade avaient organisé visites politiques et rendez-vous d’affaires. « Nous sommes satisfaits… », a lâché laconiquement Raymond Sibailly à l’issue du Forum. Aucun montant n’a été annoncé, mais plusieurs contrats et protocoles d’accord ont été signés. Ils donneront lieu à de nouvelles rencontres. Les dirigeants du PAA ont par exemple prévu de revenir en août pour finaliser le lancement d’une ligne maritime directe entre le port de Shanghai, premier au monde (plus de 430 millions de tonnes par an), et celui d’Abidjan (22 millions). Les Chinois, déjà présents en Côte d’Ivoire dans l’exploitation du thon, devraient participer à la rénovation du terminal de pêche. Et pourraient ensuite investir dans d’autres développements du PPA, qui souhaite doubler son trafic d’ici à 2018.

De son côté, la Petroci, le bras pétrolier de l’État, a approché son homologue chinoise Sinopec et discuté avec la China Sonangol International Ltd pour la valorisation de ses concessions et un projet de raffinerie. La société chinoise Geomines, qui exploite déjà du manganèse dans la région de Lauzoua, à l’ouest d’Abidjan, a passé un nouveau contrat avec la Sodemi pour la valorisation de sept minerais. Un des rares patrons privés présents, Charles Kader Goré, président de CKG Holding et très proche du chef de l’État, s’est rendu à Qinyua pour étudier la relance de la chocolaterie acquise par l’État ivoirien au milieu des années 1990. CKG Holding entend aussi doper ses exportations de fèves de cacao vers la Chine. Enfin, les autorités ivoiriennes étaient sur le point de confier la réalisation d’un barrage hydraulique à Soubré, au nord de San Pedro, à l’une des entreprises ayant participé à l’édification du barrage des Trois-Gorges, le plus grand au monde. Et des négociations sont en cours pour la valorisation des eaux usées d’Abidjan, une priorité après le scandale des déchets toxiques.

De son côté, Pékin s’est engagé à faciliter la formation de cadres ivoiriens dans les domaines de l’électricité et des hydrocarbures dans les universités de Shanghai – un accord qui tombe à pic alors que la France a durci les conditions d’obtention de visas. L’empire du Milieu accorde régulièrement des bourses d’études à la Côte d’Ivoire et invite les cadres techniques opérant sur les grands projets publics à des séminaires de formation. Avec le coût réduit de l’expertise – un ingénieur chinois coûte 30 dollars de l’heure, quatre fois moins qu’un Européen –, ces échanges constituent autant de gages que les dossiers des entreprises chinoises désireuses de s’implanter en Côte d’Ivoire seront examinés avec soins. La Chine est devenue le troisième fournisseur de la Côte d’Ivoire avec 6,9 % des parts de marché derrière la France (16,8 %) et le Nigeria (29,5 %). Les échanges commerciaux sont passés de 50 milliards de F CFA (76 millions d’euros) en 2002 à 112 milliards de F CFA l’année dernière.

« L’Afrique va en Chine car elle ne se sent pas humiliée. J’en parle en tant que chef d’État qui a entendu ses pairs gémir d’avoir été tant humiliés », a déclaré le chef de l’État ivoirien, Laurent Gbagbo, en avril dernier, à l’occasion de la pose de la première pierre de l’hôpital de Gagnoa, financé par la Chine. Un discours dans lequel beaucoup ont vu une allusion aux événements qui avaient opposé son pays et la France en novembre 2004 même si, depuis, le président a tenu à remercier Paris pour son appui. « Nous nous réjouissons du regain d’intérêt de l’Europe, et de la France en particulier, pour notre économie, tient à rassurer un de ses proches. Nous allons continuer à travailler avec nos partenaires français mais le monde a évolué. Le franc facilitait le commerce avec la France. Aujourd’hui, l’euro et la dérégulation des marchés nous obligent à nous ouvrir. Il nous faut aussi nous industrialiser pour améliorer nos marges commerciales. » « La Côte d’Ivoire souhaite capter une part de plus en plus importante de la plus-value du produit final en réalisant des produits semi-finis et finis », ajoute Me Pierre Koffi Djemis, fondateur de PKD Conseil et organisateur du Forum de Shanghai. Le Centre de promotion des investissements de Côte d’Ivoire (Cepici) affiche l’objectif de transformer à terme 50 % des matières premières sur le sol national.

Les entreprises chinoises sont-elles prêtes à souscrire à une telle ambition ? Rien n’est moins sûr. Car elles ont jusqu’à présent favorisé l’approvisionnement de leurs propres industries en matières premières. Mais la Côte d’Ivoire joue la carte de l’accès au marché régional et elle ne manquera pas de le rappeler lors de la 4e rencontre ministérielle Chine-Afrique, qui doit se tenir en novembre à Charm el-Cheikh, en Égypte. Elle représente 40 % de l’activité régionale (hors Nigeria), jouit du rôle de leader politique et constitue, avec son port en eau profonde, une porte d’entrée sur un marché de plus de 250 millions de consommateurs. « Face au géant chinois, nous devons jouer à fond la carte de l’intégration en mettant en avant le poids de nos organisations régionales », explique Raymond Sibailly. Reste à savoir si le message sera entendu par les Chinois, et s’ils souhaitaient proposer à la Côte d’Ivoire une aide globale et massive du type de celle négociée avec l’Angola et la RD Congo.